portrait d'Amanda Yahia
Amanda YAHIA fondatrice de l'épicerie bio La Fourchette Paysanne place de la Victoire a Tours mardi 3 octobre 2023. @ Ville de Tours - F. Lafite

Commerce, Gastronomie

Portrait d’Amanda Yahia

Naturellement paysanne

Place de la Victoire, l’épicerie La Fourchette Paysanne a ouvert ses portes. Pour sa fondatrice, Amanda Yahia, l’équilibre du monde tient au contenu de nos assiettes.

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Même certifiée ISO22000, Amanda Yahia donnerait des suées au publicitaire chargé de nous la « vendre ».

En effet, il a si bien occupé « le temps de cerveau disponible » toutes ces années que la seule femme qui, instantanément, « reconnecte le monde urbain avec le monde paysan » ressemble encore à La Laitière de Chambourcy, la seule à savoir faire « de bons yoghourts comme autrefois ».

Alors Amanda Yahia, en « ambassadrice des produits des terroirs », le consommateur gavé aux stéréotypes demande à voir. Déjà question yoghourt, sa traçabilité rassure, sa mère est bulgare : « J’ai appris le français en entrant en maternelle. J’ai grandi à Villiers-sur-Marne, Pantin, Noisy-le-Grand ; ma seule relation à la terre était quand nous retournions à Sofia. Il se trouvait encore en cœur de ville des maisons dans lesquelles on jardine, avec serres et poulaillers. Mon éveil au “vrai” goût, c’est là-bas. »

Son père, marocain, ne tient pas d’épicerie 7 j/7, ne se prénomme pas « Lucien », tel Jamel Debbouze dans Amélie Poulain, expliquant par atavisme qu’Amanda poursuive la « tradition » : « Mon père est enseignant en génie électrique ; de lui, je tiens ma rigueur. » Qu’à cela ne tienne ! Il pourrait lui avoir transmis qu’il vaut mieux s’alimenter en circuit court plutôt que court-circuiter son organisme. Si quelque chose la fait bien disjoncter, n’est-ce pas « l’excès de sucre contenu dans des aliments ultra-transformés » ?

La bataille de l’image

« Dans les années 90 et 2000, c’était l’âge d’or des hypermarchés. Ma mère a vécu dans l’ex-bloc soviétique. Cette nouvelle offre alimentaire était une promesse de liberté. Nous avons donc baigné dans cette consommation moderne sans savoir qu’elle était nocive. J’étais en surpoids toute mon adolescence et ma sœur cadette a contracté un diabète de type 1 sans aucun antécédent familial. » Ce « storytelling » lancerait une
énième « campagne » contre la malbouffe, mais c’est la campagne elle-même, la vraie, dont Amanda veut d’abord assurer la promotion : « Les petits producteurs qui y vivent, soucieux de la santé de leur sol comme des consommateurs, ne peuvent pas lutter à armes égales contre les tenants d’une agriculture intensive. » La mise en place d’opérations marketing à grande échelle, ce n’est pas leur crèmerie, ce serait plutôt la sienne.

Qui demain va nous nourrir ?

Diplômée de Paris-Dauphine en Master Marketing et Stratégie, Amanda a les compétences pour « emballer » leur cause, et la patience suffisante pour supporter d’être étiquetée. À la ville, passionnée de vins, la caviste qu’elle fut un temps remporte le concours d’œnologie Bettane+Desseauve, histoire de n’avoir plus à justifier sa place. À la campagne, elle craint toutefois « le regard paysan sur la banlieusarde », à l’heure où fleurissent des banderoles « anti-NIMA » (« Non Issu du Monde Agricole »), invitant les néo-ruraux donneurs de leçons à retourner paître dans leurs caves de Saint-Germain-des-Prés.

Car si, à Paris, « on ne naît pas femme, on le devient », à la ferme, « on naît agriculteur, on ne le devient pas ». Or, la paysannerie vieillit elle aussi, ses enfants s’en éloignent et une question n’en finit pas de tarauder Amanda : « Qui demain va nous nourrir, sachant que 3/4 de la population agricole a disparu en 40 ans ? » « À 20 ans, j’ai commencé à cuisiner pour manger à petit budget. J’ai alors perdu 10 kilos en un an, et c’est là que j’ai compris le pouvoir de l’alimentation sur la santé. » Son année de césure universitaire s’avérera bien plus déterminante que ses origines.

Employée au service marketing de Saint-Michel Biscuits à Contres (Loir-et-Cher), puis à celui de Nestlé, elle tombera amoureuse de la Région Centre avant de tomber des nues, découvrant au siège parisien de la multinationale suisse que « le marketing l’emporte sur le droit, et le “greenwashing” sur le modèle d’alimentation durable que je voulais défendre. »

Carnet de campagne

Tours est le point de chute idéal : ville du Roi Louis XI (600 ans cette année) qui, d’après ses archives secrètes, soignait son estomac avec du yaourt bulgare, et de Balzac pour qui L’Épicier (1840) est « une source constante de douceur, de lumière, de denrées bienfaisantes », et Les Paysans (1844), « un peuple oublié qui chaque jour nourrit et abreuve de ses produits les grandes cités modernes ». Lui emboîtant le pas, se découvre un autre Lucien, bien réel, Lucien Gachon, partageant avec Amanda la même obsession de légitimité : « Il faut que l’écrivain obtienne la confiance de son modèle, se fasse semblable à lui. Il faut que les paysans n’aient pas l’impression d’être observés par quelqu’un de la ville, mais le considèrent comme un des leurs. Alors le paysan dira bien d’autres choses à son semblable l’écrivain paysan. »

Ainsi, l’« épicière paysanne » vivra et travaillera dans onze fermes biologiques avant de s’autoriser à ouvrir son commerce, avec, à ses côtés et en cuisine pour préparer des repas à emporter, Lucille Chaussard, « issue du monde agricole » et joli trait d’union. Elle aura beaucoup appris « des maraîchers, semenciers, vignerons, apiculteurs, éleveurs porcins (comme Fabienne Gomes, dans le Tarn-et-Garonne, son modèle inspirant), mais aussi éleveurs bovins, caprins, ovins et bien d’autres métiers qui font la réalité de nos assiettes ».

Elle comprend « ces freins qui s’opposent à une alimentation durable et les espoirs qui l’animent ». Son épicerie, modulable en salle de conférences, s’en fait l’écho. Amanda y laisse s’exprimer les paysans qui l’achalandent et qui, au contraire de La Laitière, chef-d’œuvre de Vermeer traitant son sujet comme une nature morte, œuvrent pour que la nôtre demeure résolument vivante.

Texte : Benoit Piraudeau

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